Le journal d'un pacificateur

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Ce livre n’est pas exactement un document original. Très honnêtement, Hugues Robert, fils du préfet Jean-Marie Robert (1924-1991), reconnaît avoir « reformulé certains passages », afin de « fluidifier le récit en lui donnant une forme de journal accessible au plus grand nombre, en y insérant des documents historiques inédits contenus dans les pièces laissées par [son] père ». Il affirme toutefois n’avoir pas déformé le propos tel qu’il a été exprimé. Il n’y a aucune raison de ne pas lui faire confiance, même si les historiens peuvent souhaiter que l’ensemble du fonds soit un jour déposé aux archives. 

Tel qu’il est, ce document comprend deux parties. La première relate le séjour de Jean-Marie Robert en qualité de sous-préfet à Akbou, localité de Grande-Kabylie dans la vallée de la Soummam entre juin 1959 et juin 1962. Chargé de remplacer le commandement militaire par une administration civile, il s’ingénie à moderniser le pays, notant que, pendant son séjour de trois ans, cinquante milliards et demi ont été investis dans son arrondissement, soit ce que toucherait en cinquante ans un arrondissement de métropole, mais en observant qu’il s’agissait de combler un retard d’un siècle (p. 120). Parmi les questions les plus graves figure celle des camps dans lesquels la population a été déplacée par l’armée, et qu’il s’ingénie à faire évacuer au profit d’un retour dans les villages d’origine. Partisan résolu de l’autodétermination voulue par le Président de la République, et sachant très bien qu’elle mènera à l’indépendance, il n’envisage pas cependant que la paix puisse signifier l’abandon de ceux qui ont aidé la France. Il rappellera toujours ce propos tenu par le général de Gaulle au maire de Tazmalt (11 décembre 1960) : « De Gaulle n’abandonne pas ses amis. La France n’abandonne pas ses amis…Je ne pourrai jamais envisager d’abandonner l’Algérie. Ce serait un déshonneur et une honte pour notre pays » (p. 87). Jean-Marie Robert se dit donc « sidéré » par les ordres reçus dès le mois de mai 1962 interdisant et punissant les initiatives individuelles prises par les officiers désireux de mettre leurs hommes à l’abri (p. 115-116). Il n’hésite pas à parler de « trahison » (p. 149) et de « faute de la France » (p. 164).

La seconde partie, la plus longue, est consacrée à la lutte menée par Jean-Marie Robert, devenu sous-préfet à Sarlat, dans le Périgord, en faveur des harkis. Par des collaborateurs restés sur place, et par d’anciens administrés, il est instruit des sévices dont sont victimes en Algérie les anciens auxiliaires de la France (harkis, anciens maires). Il n’ignore pas les freins mis par les autorités françaises à recueillir ceux-ci sous la protection de l’armée française, puis à les faire passer en métropole. Il décrit les efforts menés par lui et une poignée d’hommes de bonne volonté pour remédier à l’inaction et à l’indifférence[1]. L’action incessante et multiforme qu’il se contraint à mener, sans sacrifier ses responsabilités préfectorales, dans une large incompréhension, l’épuise d’ailleurs au point de le plonger dans une profonde dépression, dans laquelle il remet en question tous les efforts qu’il a déployés en faveur des hommes et pour l’honneur de la France (p. 214-217). 

Ce livre, écrit par un homme mû par de profondes exigences à la fois religieuses et morales (dont le patriotisme est pour lui inséparable) ne veut rien cacher des misères que la guerre à déchaînées. Il ne dissimule pas la condition scandaleuse des populations « regroupées » par l’armée dans l’intention de les soustraire au contrôle de l’ALN, ni les sévices subis par les suspects torturés dans les « Centres de triage et de transit ». Il ne cache pas davantage les traitements infligés aux harkis, avec des raffinements de cruauté dont il donne quelques exemples (p. 173). Il est conscient que des charges réelles et parfois accablantes pouvaient peser sur certains anciens alliés de la France, au point de rendre difficilement applicable l’amnistie prévue à Evian. Il ne dénonce pas moins vigoureusement les massacres indistincts, accompagnés de répugnants actes de barbarie qui accompagnèrent l’avènement du nouveau pouvoir (p. 137). Enfin, il n’ignore pas que le comportement de certains harkis transportés en France ne fut pas impeccable, avec évidemment de larges circonstances atténuantes : les traumatismes psychiques dus à la guerre, au déracinement, qui ne s’accompagnèrent d’aucun suivi réparateur.

À qui a connu cette période, cet ensemble ne fera que confirmer bien des choses qu’il sait déjà, en un court recueil, d’autant plus douloureux.

À des lecteurs extérieurs, il doit surtout permettre de témoigner de la confusion d’une époque dont ni les dirigeants français ni les dirigeants algériens n’ont lieu d’être fiers.

 


[1] Voir Fatima Besnaci6Lancou et Houria Delourme-Bentayeb, Ils ont dit non à l’abandon des harkis, éditions Loubatières, 2022.