L'Algérie des sociétés savantes : leur contribution et leur héritage (1830-1962)

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Dans ce travail important, Yves-Bertrand-Cadi, déjà auteur de deux ouvrages remarqués[1], s’emploie à la double tâche de répertorier les sociétés savantes apparues en Algérie depuis 1a conquête, et d’en évaluer les apports et les limites. Certaines de ces sociétés sont bien connues des historiens, par exemple la Société historique algérienne, sous l’autorité de laquelle fut publiée depuis 1856 la remarquable Revue africaine. D’autres sont ignorées au profit de leurs publications, comme la Société des études politiques et sociales, sous le patronage de laquelle parut la passionnante Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence. Il faut enfin accorder une mention toute spéciale aux revues qui témoignent de la vie scientifique, culturelle et artistique. Leur apport, sans le comparer avec celui des institutions publiques comme l’Université d’Alger ou l’Institut Pasteur, est considérable, par d’innombrables contributions à l’histoire, à l’archéologie, à la médecine, aux sciences dites autrefois naturelles, mais aussi à la « mise en valeur » agricole (voir ainsi le Bulletin de la Société d’agriculture..

L’auteur, à travers de nombreuses notices biographiques, voire des études plus développées, évoque à juste titre des personnalités comme le docteur Alphonse Bertherand, l’ethnologue Émile Masqueray, le juriste Émile Larcher et le linguiste Mohammed Ben Cheneb. 

Yves-Bertrand Cadi ne se contente pas de reconstituer un savoir dispersé et que l’histoire a achevé de mettre en miettes. Il en fait aussi la critique, en notant que ces sociétés n’avaient pas, seulement, comme en France, l’objet de promouvoir les progrès intellectuels, scientifiques et techniques ; elles devaient aussi contribuer au lustre de l’entreprise coloniale, caractère particulier qui n’est pas sans faire peser de nos jours des soupçons sur l’entreprise[2]. Même s’il serait à la fois injuste et contre-productif de discréditer l’acquis de ce grand ensemble de contributeurs, on doit néanmoins leur reprocher de s’être bornés à exercer leurs activités dans le cadre de l’Algérie française, en réfléchissant très rarement à son avenir. Faut-il attribuer ce conservatisme au refus de regarder au-delà des institutions coloniales, ou plutôt à la timidité face aux réalités présentes qui presque partout est un travers des érudits ? De toute façon, la sous-représentation des musulmans dans ces sociétés savantes (dans lesquelles, pourtant, ils furent souvent très actifs), devait interdire à celles-ci de survivre à l’indépendance de l’Algérie.

L’absence d’index rend difficile l’utilisation de ce livre monumental comme instrument de travail, et on peut reprocher à un éditeur d’ouvrages érudits comme Geuthner de s’être dispensé de cette exigence.

Au total, l’ouvrage constitue un effort très réussi pour assumer l’ensemble de l’histoire de l’Algérie coloniale à partir d’une lecture de tout un pan de son histoire culturelle, et en tirer les fondements d’une amitié fondée sur la représentation lucide d’un passé qui interdit l’indifférence, et devrait aider à écarter les chagrins inévitables et les ressentiments légitimes.

Il faut rendre hommage à Yves Bertrand-Cadi pour cette exploration dans un secteur peu connu, et espérer que son exemple sera suivi.

 


[1] Le Colonel Chérif Cadi : Serviteur de l'Islam et de la République, L’Harmattan, 2004 ; Le colonel Ibrahim Depui. Le pèlerin de la mer Rouge (1878-1947), L’Haemattan, 2012.

[2] Voir l’ouvrage d’Hélène Blais, L’Empire de la Nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux, Champ Vallon, 2023, qui fera l’objet d’une prochaine recension.