Les tirailleurs sénégalais : de l'indigène au soldat, de 1857 à nos jours

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


L’histoire des tirailleurs n’a pas cessé jusqu’à nos jours de faire l’objet de nombreux clichés. Aux caricatures dépréciatrices héritées de la colonisation (le tirailleur « Banania, chéchia, coupe-coupe ») se substituent des représentations qui, dans l’intention louable d’effacer la masse des anciens préjugés, réduisent trop souvent les soldats africains à l’état de victimes des Blancs, en niant leurs efforts pour trouver leur place dans l’armée coloniale, et lui imposer leur marque, avant de s’émanciper.

Le livre d’Anthony Guyon est un effort réussi pour échapper à ces travers et fournir aux lecteurs une vision globale sans concession, mais riche en nuances et en ouvertures variées sur des réalités changeantes avec le temps. Sept chapitres aux titres évocateurs scandent une histoire longue d’un siècle et demi. Les deux premiers traitent de la genèse, puis de l’affirmation des contingents africains (1857-1914), sans lesquels la conquête de l’Afrique noire et de Madagascar eût été impossible. C’est cette efficacité qui suggéra au futur général Charles Mangin l’idée de constituer une « Force Noire » susceptible d’être déployée en-dehors des théâtres coloniaux. Les quatre chapitres suivants évoquent la participation des tirailleurs aux guerres menées par la France de 1914 à 1945. Ils soulignent combien cette participation, de plus en plus importante lors de la Grande Guerre, s’imposa comme incontournable dans l’entre-deux guerres, avec l’extension de la conscription, habituant les Français à la présence des soldats africains, et mettant ceux-ci en contact avec la métropole. L’apport des Africains s’avéra décisif lors de la Deuxième Guerre mondiale, quand le général de Gaulle ne put plus compter que sur les forces de l’Empire pour continuer la guerre et ramener la France dans le camp des vainqueurs. Ces années avaient été cependant celles des massacres racistes (1 500 à 3 000 victimes) perpétrés par les troupes allemandes en juin 1940, puis de la captivité (20 000 prisonniers), parfois aussi de la participation à la Résistance. On ne doit pas oublier non plus, en décembre 1944, la révolte des tirailleurs démobilisés rassemblés au camp de Thiaroye, près de Dakar. Motivée par le non-paiement des sommes qui leurs étaient dues, elle fut réprimée avec brutalité par les autorités françaises, au prix de dizaines de morts. Pourtant, au fil des années, les règlements militaires avaient fini par reconnaitre aux soldats noirs un traitement égal à celui de leurs camarades blancs.

Le dernier chapitre embrasse la vaste période qui va de 1945 à nos jours. Engagés dans les guerres de décolonisation, Indochine et Algérie, les soldats démobilisés devinrent ensuite des anciens combattants forcés de revendiquer leurs droits face à une ancienne puissance coloniale trop souvent indifférente. Ce chapitre évoque aussi (peut-être trop rapidement) les traces mémorielles laissées par les tirailleurs sur le sol français (notamment à propos du patrimoine monumental comme les monuments aux morts). Il ne mentionne pas, en revanche, la place que tinrent les anciens combattants dans la vie politique africaine. 

Anthony Guyon ne se contente pas de traiter les questions dans leur globalité. Il a pris soin aussi d’accompagner chaque chapitre de l’évocation d’un destin individuel, sous forme de courtes notices biographiques qui évoquent tantôt des soldats relativement bien connus pour avoir accédé à la qualité de notables, d’autres qui mériteraient de l’être davantage, par exemple pour leur participation à la Résistance en France, d’autres enfin qui  n’ont laissé que quelques lignes sur des fiches officielles et le souvenir de vies écourtées (ce ne sont pas les évocations les moins émouvantes). L’ouvrage les replace dans l’histoire avec toute leur dignité.

On souhaiterait que ce livre à la fois précis et nuancé soit lu par tous ceux qui ont l’intention d’évoquer ce sujet avec le sérieux voire le recueillement qu’il mérite.