1000 ans de joie et de peine

Recension rédigée par Eric Meyer


Ai Weiwei, le célèbre et controversé artiste chinois dissident, vient de publier ses mémoires, rédigés pour partie en anglais et pour partie en mandarin - révélant autant de détails précieux sur sa jeunesse et sur les grandes phases de l’histoire de Chine contemporaine.

Le titre du livre n’est pas de l’auteur, mais de son père, et ceci en dit long sur le projet de l’ouvrage. Ai Weiwei est devenu sans doute l’artiste graphique le plus célèbre de Chine, mais en même temps un dissident farouchement engagé pour les droits de l’homme et contre le régime, exilé depuis de longues années. Or ce père, Ai Qing fut un des premiers compagnons de la révolution chinoise, poète célèbre et acclamé, intime de Mao Zedong dans les années 30, mais aussi défenseur de plus en plus engagé dans la défense de la démocratie plus que dans celle du socialisme - en cela, sa trajectoire ressemble à celle de Lu Xun, le « Marcel Proust » chinois, toujours plus critique et moins récupérable par la propagande du pays. La victoire définitive du socialisme après 1949 fit d’Ai Qing un membre du club très fermé des héros de la révolution, mais en même temps, sa prise de distance vis-à-vis des méthodes staliniennes du régime (notamment l’asservissement des médias et des arts aux fins de propagande) le rendit plus d’une fois victime de persécutions longues et graves. Pour protéger sa famille, il lui arriva de maintenir le silence sur des violences incompatibles avec son système de pensée, et d’accepter des compromissions que Weiwei même, son fils, admet ne pas comprendre. Aussi ces mémoires laissent transparaître ce qui sera un ressort de sa vie : comment glorifier son père, lumière incandescente de son existence, mais aussi racheter les rares moments où ce dernier n’a pas su rester à la hauteur de son engagement : les racheter par son propre au service de la démocratie et contre l’arbitraire des puissants. A travers ces pages, Ai Weiwei manie en outre une arme essentielle, assez rare en Chine : l’humour corrosif et la dérision, la provocation aussi contre le pouvoir - contre tout pouvoir. C’est un outil stylistique au service de sa révolte, car Ai Weiwei est un éternel révolté, qui ne peut jamais longtemps s’accommoder de son environnement socio-politique, quel qu’il soit. Ai ne le dit pas, mais il s’est disputé aussi avec l’Allemagne, le premier pays qui l’avait accueilli après son départ de Chine populaire, en 2015.

En termes de personnalité, l’artiste dévoile une facette de membre d’une société chinoise au plus haut niveau, d’une société privilégiée dorée, qui a tous les droits et peut tout se permettre en tant qu’enfant d’une aristocratie rouge à qui il faut tout pardonner. Il n’est pas le seul loin de là - après tout Xi Jinping en personne, le chef de l’État et membre de la même génération est dans le même cas, et développe ce même sentiment d’élitisme, cette propension à l’arrogance. Mais cet état d’esprit qui pourrait vite confiner à l’insupportable est compensé par une sensibilité exacerbée au service des oubliés, des maltraités : Ai se dresse en redresseur des torts, toujours prêt à dénoncer les injustices et pourfendre les abus de pouvoir. C’est certainement aux États-Unis, où il arrive à 19 ans, qu’il développe cette méthode très libre et très moderne de faire de l’actualité un matériau artistique, et de la convertir en œuvre une fois passée à travers le filtre de l’indignation, dont le but est de dénoncer l’injustice insupportable. Dans ce chemin, Ai Weiwei ne recule devant rien et fait preuve d’un courage sans limite. Cette audace fait pardonner ses constantes provocations - qui autrement apparaîtraient gratuites. Ainsi en 2015, une fois sorti de l’enfer de la révolution culturelle puis de ses 81 jours de prison en 2011, il sort du pays, et se retrouve en vacances avec sa famille dans les îles grecques : il y rencontre des boat peoples de Lybie ou Syrie et va collecter les débris de leur errance pour dénoncer l’accueil indigne qui leur est réservé par les nations européennes allant jusqu’à les repousser en mer. Ainsi, ils se fait chantre de notre mauvaise conscience mondiale de peuples bien nourris, aveugles des dangers liés à notre égoïsme.

Le début du livre présente, d’une manière parfois un peu décousue, les premières années de l’auteur : comment aux premières années de la Révolution culturelle, le jeune adolescent est forcé avec son père de quitter le confort pékinois pour la province du Xinjiang, à Shihezi - à 100km d’Urumqi, la capitale territoriale. Au début, la position du père n’est pas si mauvaise : il est sous la tutelle de Xi Zhongxun, haut cadre militaire et père de l’actuel chef de l’État, qui le protège, lui assurant la liberté de poursuivre ses écrits. Mais bientôt en 1967, la folie politique du moment progressant, père et fils sont forcés de repartir pour un poste beaucoup plus précaire, aux franges d’un désert à l’extrême nord du Xinjiang, en un site sauvage nommé localement « petite Sibérie » dans un « corps de production et de construction », de soldats-paysans chargés d’ancrer la présence chinoise-han en cette terre ouïghoure. Là, Ai Qing doit nettoyer chaque jour les toilettes, tout en survivant dans des conditions précaires. Sa femme a choisi de repartir pour la côte avec les deux frères d’Ai Weiwei - elle-même n’étant pas assujettie à ce bannissement. Enfant puis adolescent, Weiwei va rester avec son père sur place, forgeant ainsi dans la misère cette relation très étroite qui ne se démentira jamais. Côté éducation, il suivra le cursus national à l’école de la base - mais chaque soir, le père va détricoter ou remettre dans leur contexte les messages idéologiques reçus durant le jour, ce qui le vaccine très tôt contre la propagande du régime. A ses moments de liberté, il fabrique des meubles ou ustensiles pour améliorer le très précaire logis qu’ils partagent - une grotte excavée dans la paroi de glaise d’une falaise. En 1978, comme presque tous ces « jeunes instruits » envoyés par millions à la campagne, père et fils sont autorisés à retourner à Pékin. Weiwei reçoit bientôt l’évident privilège de classe, d’entrer à l’académie du cinéma de Shanghai. Puis en 1981, il obtient le passe-droit encore plus grand d’aller poursuivre ses études… aux États-Unis, où il restera 12 ans entre Philadelphie et New York, apprenant l’anglais, suivant diverses écoles d’art, et fréquentant des artistes tels Allan Ginsberg ou Andy Warhol.

De retour en Chine, Ai Weiwei sera bien sûr impressionné par le Printemps de Pékin et sa fin tragique. Il consacre sa vie à déconstruire divers objets pour en supprimer l’utilité, comme une table antique au plateau scié et remonté à 90°, ou une paire de souliers dont l’empeigne a été recoupée et recousue pour n’en faire plus qu’un seul - évidemment inchaussable. L’objectif est évidemment de provoquer une réaction de refus chez le spectateur - ce qui arrivera évidemment avec le savetier à qui il confie sa mono-chaussure pour la lui faire cirer, et qui la lui rendra sans l’accepter, exprimant sa muette réprobation. Il s’agit pourtant aussi, dans une démarche anarchiste, de forcer à réfléchir, et de canaliser ce sentiment d’inacceptable et forcer ainsi à une remise en cause cohérente, générale du système.

Durant les 20 années suivantes, Ai Weiwei poursuit ainsi sa marche solitaire, de plus en plus célèbre hors du pays. Citons pour conclure une remarque qui ne vient pas de ces mémoires. Elle m’était faite 10 ans en arrière à Pékin, quelques jours avant ma rencontre avec l’artiste, par Bérénice Angrémy, alors conseillère culturelle à l’ambassade de France et qui lui était proche : « Weiwei utilise sa notoriété internationale pour renforcer sa liberté de création et aller plus loin dans la critique, plus que pour s’enrichir : un grand nombre d’artistes chinois davantage dans le rang, ont accumulé une fortune beaucoup plus grande que lui sans faire de vague, en vendant leurs œuvres à la classe supérieure chinoise. L’argent n’intéresse pas Weiwei, uniquement concentré sur son processus de libération de sa société par l’art ».