J'assume : les mémoires du fondateur de Jeune Afrique

Recension rédigée par Yves Marek


Disparu à 93 ans le 3 mai 2021, Béchir Ben Yahmed, le fondateur du groupe Jeune Afrique a laissé derrière lui des mémoires posthumes qui sont une lecture passionnante, à la mesure du parcours singulier de ce grand patron de presse.

C’est le parcours d’un tunisien né à Jerba, auquel son père destinait un autre destin que celui d’épicier - au demeurant très honorable - auquel sont voués les jerbiens, comme en France les aveyronnais trustaient les cafés et qui l’envoie dans le prestigieux collège Sadiki. Il y rencontre les grandes figures du nationalisme tunisien et devient un proche collaborateur et confident de Bourguiba. Il fonde son premier magazine à Tunis, devient ministre de l’Information après l’indépendance mais reprend vite sa liberté, aide à la création de la prestigieuse Société Tunisienne de Banque, instrument clé du développement de l’économie tunisienne, notamment sous la présidence de Hassen Belkhodja, et refusera obstinément toute sa vie les propositions de postes ministériels.

Car Béchir Ben Yahmed a le virus de la presse et le livre montre bien l’énergie de cet homme à sauver son magazine, des grèves parfois, des trahisons, des innombrables interdictions de vente dont la liste en fin d’ouvrage donne une idée du tour de force. C’est l’histoire de l’intelligence indéniable et notoire du fondateur et de son épouse, et d’amitiés fidèles.

Au titre des amitiés, le cercle des esprits ouverts qui ont conduit à la décolonisation, qui incluait Roger Stéphane, Jean Daniel, Pierre Mendès-France, Edgar Faure et quelques autres est bien évoqué.

Le livre est riche de l’impressionnante galerie de portraits incisifs des personnalités rencontrées, parfois inattendues comme Che Guevara ou le Shah d’Iran. Béchir Ben Yahmed ne cache pas ses antipathies, voire ses détestations (le Shah d’Iran, Kadhafi, Saddam Hussein, Hassan II…) et son respect pour Senghor, Diouf, Ouattara, Bourguiba, sans complaisance pour leurs erreurs.

S’il a pleuré à la mort de Lumumba et que l’on sent un attachement romantique aux grandes figures de la décolonisation, on perçoit comme chez Bourguiba - qui partageait ses jugements avec lui - la lucidité réaliste d’un homme d’État et le scepticisme sur bien des légendes des indépendances africaines ou du combat des peuples qui n’avaient pas l’étoffe de grands dirigeants. Béchir Ben Yahmed sait rendre justice aux réalistes comme Jacques Foccart et regretter les erreurs tactiques par exemple des promoteurs de la cause palestinienne. Cette attitude réaliste le porte aussi de manière plus surprenante peut-être de la part d’un adversaire de l’islam politique à prendre acte de la Révolution iranienne.

Courageusement, Béchir Ben Yahmed, observateur de la tragédie humaine, n’hésite pas à affirmer que l’assassinat de Ben Youssef, le massacre de Tien An Men, la mort de Kadhafi étaient des événements historiquement nécessaires et finalement positifs. Y compris parce que dans des mémoires pour la postérité, l’auteur n’a pas cherché à se limiter aux propos convenus, ces mémoires sont un document précieux sur l’histoire récente du continent africain et sur l’aventure exceptionnelle d’un homme de presse d’une immense intelligence.


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Cette recension est basée sur un ouvrage disponible à la bibliothèque de l’académie des science d’outre-mer